Thélème-les-Bains (11/10/2015)
Alors, c’est donc ça, Carnevali… Un cirque de plus, mais allongé sur la mer. Quelle prétention, mais quelle beauté ! Je prends la parole, moi Ventura, en bonne aînée qui se respecte. Après moi, nos parents se sont calmés sur les prénoms sensationnels. Terminé la fantaisie, il fallait faire du mignon et ça tombait bien, ils ont eu une paire de jumelles : Jeannette & Louisette. Avant leur venue, j’étais belle et j’avais tout pour moi. C’était sans compter que mes cadettes grandiraient, qu’elles prendraient des formes et du bagout et qu’il leur resterait adultes cette grâce un peu pusillanime contenue dans la finale de leur prénom. Affublée d’un prénom comme le mien, j’attends toujours la grande destinée qui va avec.
Aujourd’hui, nous échouons à Thélème-les-Bains sans trop nous disputer pour une fois car nous sommes intriguées par ce village qui abrite le joyau Carnevali. Hormis quelques négociants, qui ont leurs entrées à Carnevali, le tourisme y est prohibé. Il se dit dans la région que Carnevali est une petite société autarcique, surprotégée par un gouverneur jaloux de son pouvoir. Or, nous sommes là aujourd’hui pour livrer des anchois, les meilleurs du pays, fruits d’une longue tradition familiale. Petits poissons deviendraient grands, notre famille ne s’est jamais démontée devant cet adage idiot et le gros sel fut plus important pour nous que les minuscules perles amassées péniblement par les marins du crû.
Comme toute jeune femme, j’ai beaucoup trop rêvé de Carnevali. On a toujours entendu dire que les gens qui y vivaient étaient beaux, intelligents, cultivés et libres et qu’il y avait des fêtes endiablées chaque semaine. Peut-être que bien des qualités humaines se trouvent en marge de celles que je viens d’énumérer, mais selon moi, c’est déjà une véritable prouesse d’avoir réuni des gens dotés de tels attributs. Et je m’agace de ceux qui disent que ce sont là des racontars pour faire trisser les jeunes filles. Il faut voir la rudesse des gars de notre pays.
Je sais en ce moment même à quoi pensent mes sœurs, devenues soudain bien silencieuses. Appuyées sur le parapet, dans la lumière crue de midi, nous rêvassons en regardant la jetée. Dans moins d’une heure, nous serons présentées au Gouverneur, toujours en quête de nouvelles recrues, paraît-il. Car, il ne faut pas croire, il y a du mouvement à Carnevali. Beaucoup s’en repartent mais on ne peut jamais rien tirer d’eux. Ils quittent toujours la région à la hâte. J’espère que ma robe rouge sera comprise. Je suis grevée par toutes les craintes à la fois. J’ai peur qu’il ne choisisse aucune d’entre nous. Je crains également qu’il ne choisisse plutôt mes sœurs parce qu’elles en imposent et se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ce qui saisit toujours. Et pour finir, je redoute qu’il me choisisse moi car je pourrais ne pas être à la hauteur.
Le rêve n’a pas duré. C’est en qualité de cuisinières que nous avons été retenues. A Carnevali, il ne faut pas croire, ils mangent des pizzas aussi.
17:05 | Tags : sophie roussel, l'internationale intersticielle, jozef czapski | Lien permanent | Commentaires (0)