Villeneuve-les-Avignon on n’y va pas tous les jours. La dernière fois c’était il y a 8 ans. La rue de la République a changé. Des boulets noirs ont poussé pour dissuader le stationnement. Ça fait grande ville là où c’était bon enfant. On ne s’arrête plus devant chez Roger Lorance. Sa teinturerie est toujours là mais elle a été transformée en restaurant flambant neuf. Dans cette boutique au bois dormant, le peintre-poète était resté depuis la fin de ses activités en 1969.
Son atelier s’était superposé aux derniers vêtements que plus personne ne viendrait chercher.
Aux murs les vestiges d’anciens panonceaux commerciaux côtoyaient des poèmes manuscrits qui traitaient de la Schizophrénie ou de la Divinité.
La peur, la révolte ontologique en alexandrins. « Dieu, s’il existait serait très mauvais ». L’auteur, vieil homme voûté mais œil alerte, avait connu des moments difficiles.
Il ne s’en cachait pas, derrière sa barbe qui le fait ressembler à Francis Jammes. Ne devait-il pas au photographe Clovis Prévost notre visite inopinée ? C’était suffisant pour raconter.
Une addiction sévère entre 30 ans et 40 ans. Les affres d’une désintoxication. Les enfants cancéreux le bouleversaient. Le paroxysme de l’anxiété, il savait ce que c’était.
Un psy lui avait dit : « si vous avez déliré c’était à froid ». Il n’en commentait pas moins l’une de ses œuvres : « une espèce d’hallucination, quelque chose comme un tableau de fou ».
A 29 ans, il s’était mis à la peinture. « Attaque directement le tableau » lui avait dit celui qui lui avait « appris », le peintre troglodyte Joseph Thoret dont il partage l’attrait pour les monstres qui exorcisent les pensées obsédantes.
La Tristesse du diable était venu sous ses doigts en août 1954. Envolé depuis comme l’un de ses premiers tableaux qui représentait « la bombe atomique tombant dans un volcan, les quatre races autour ». Trois mois de travail. A la craie d’abord (il n’aime pas dessiner). Puis : « je fais tomber la craie, personnage par personnage ». Cocktail de couleurs. Feu d’artifice.
« On peut dire que je suis un coloriste » dit Lorance. « Mon père était coloriste en teinturerie, j’ai eu l’idée de la couleur avec lui ». Son goût du symbolisme littéraire, son onirisme qui n’est pas de surface entraînent sa parole sur des voies moins limpides.
Suivre les explications où il aime se plonger en face des tableaux qu’il vous montre provoque une étrange impression de torsion intellectuelle.
Jérôme Bosch pour Roger Lorance est une influence reconnue. Mais il aime aussi Auguste Renoir ce qui a le don de nous interloquer. Sa devise : « subir pour triompher » laisse à penser qu’il ne peut vaincre qu’en obéissant à ce qui le travaille.
On reste songeur à l’idée qu’il ait pu exposer au milieu des sages paysagistes provençaux, lui si familier du chaos créateur. Mais des circonvolutions discursives où seul il se retrouve, il sait retomber sur des phrases dont la simplicité stupéfie : « je ne vis pas dans ce siècle, je vis avec les châteaux de la Loire ».