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Dans le sillage de notre note du 3 avril 2017 relative à Joseph Thoret, une citation de Charles Mauron qui fut maire de Saint-Rémy de Provence de 1945 à 1959, période à laquelle l’aéropeintre y travaillait.
Elle est extraite de : Van Gogh, études psychocritiques (page 99), un livre publié par José Corti en 1976.
« L’artiste s’abandonne aux forces que l’homme normal refoule, mais tandis qu’il se laisse porter par elles, il apprend à les connaître et à les dominer. La technique créatrice est analogue à celle de la navigation ou du vol. Tout le problème est de vaincre en obéissant (…) ».
Plus fort que les hologrammes de grosses bêbêtes lâchés dans les rues de Paris par Alexandre Zanetti, il y a Roar.
ROAR, il faut l’écrire en cap tant c’est terrifiant d’interstiCialité. Imaginez un déluge de fauves, une coulée de lions comme une coulée de lave. Cascade de tigres, de panthères, de pumas.
Concert de feulements, de rugissements, de barrissements. De grêles voix humaines aussi au mileu des cris rauques : ROAR ! Le robinet sauvage est ouvert et la baignoire de la civilisation déborde. Roar bouscule, Roar ravage.
Ce film, tourné vaille que vaille entre 1974 et 1980 passe pour le plus dangereux jamais fait. Du moins pour les acteurs : le cercle familial de Tippi Hedren (l’héroïne des Oiseaux d’Hitchcock) et de son mari le producteur Noël Marshall, réalisateur de Roar
De récents passages TV ont remis Roar en lumière et il le méritait. L’argument en est simple : une dame séparée de son mari emmène ses enfants dans la jungle africaine pour rendre visite à leur père; elle ignore que celui-ci, scientifique excentrique, partisan de la cause animale, abrite dans sa maison et sur son ranch une tripotée de carnivores exubérants et libres, joueurs et batailleurs.
Lors de la sortie du film en 1981 cela parut naïf. La mode des utopies californiennes était passée. Un paradis turbulent réunissant des animaux sauvages et des gens blonds aux dents blanches, ça ne fit pas recette.
Tippi et Noël se retrouvèrent sur la paille. Avec Roar on est loin pourtant de l’imagerie lénifiante des sectes bibliques ou des numéros de cirque des peplums hollywoodiens. Mieux qu’un banal spectacle Roar est une confrontation permanente avec le Réel.
Aux âges farouches de l’humanité il nous ramène. A notre rapport à la nature indisciplinable, il nous oblige à penser. Il n’y a guère que les Marx Brothers pour mettre en scène pareille anarchie. Apprivoisés mais non dressés, les fauves de Roar ne craignent pas les hommes.
Ils les prennent pour des membres de leur tribu. On se fait des papouilles à assommer un buffle, on vautre ses 200 kilos sur la gracile Tippi. Chacun passe sa griffe à son voisin et tant pis si c’est Mélanie Griffith dont on mordille gentiment la tête.
Résultat de ce débordement d’affection, d’humeur ou de curiosité : 70 accidents de tournages, les bêtes se révélant ingérables.
Mais quelques morceaux de bravoure inoubliables. Le frigidaire où un acteur s’est réfugié ouvert d’un coup de papatte fureteur. Deux gros derrières de tigre dans une jeep.
Les coussins du salon qu’on déchire, les sculptures africaines qu’on lèche. Impossible de les faire sortir : c’est leur maison. Et ils vous suivent par douzaine dans vos rêves comme ils suivent les acteurs dans leur chambre à coucher pour une sieste.
Thoret surfeur sur courants célestes. Son souvenir plane sur l’aérodrome du Mazet de Romanin. Même si la stèle commémorant ses exploits d’aviateur se cache sous la végétation.
Sur le bord de la piste bornée par les Alpilles, les observateurs chevronnés ont connu, dans les années 70, cet homme original. Une anecdote rapportée par l’un d’eux le campe juché, à près de 80 ans, sur un château d’eau dont il ne savait plus descendre. Y était-il monté pour se rapprocher du ciel, lui qui ne pouvait plus voler ? Entêté et intrépide il l’était cet aventurier professionnel, ce rescapé des combats aériens de la première guerre mondiale, ce maître du vol sans moteur, ce « professeur de tempête alpine » comme Jean-Paul Clébert le nomme.
Un livre, publié en 2014 par Lionel Pastre, fervent adepte du vol à voile, nous restitue le parcours de ce Thoret-Tempête. Il est sous-titré Pionnier de l’air devenu artiste car à son arc Joseph Thoret (1892-1971) sut ajouter, à partir de 1940, les cordes de la sculpture et de la peinture.
A cet égard, le livre de Pastre mérite d’être croisé avec le chapitre que Clébert a consacré à Thoret, « le peintre troglodyte » dans son Provence insolite en 1958.
« Ses tableaux sont pour le moins surprenants » constate-t-il. A cheval sur la naïveté authentique et la posture d’un « James Ensor à l’état brut (très brut) ». Ce jugement mériterait de plus amples analyses mais les reproductions des œuvres de Thoret sont rares. Sur facebook, le site Thoret Mont-Blanc en montre plusieurs.
Ainsi que des portraits du « personnage le plus fantastique de Saint-Rémy » (selon Clébert) dont un publié dans un journal allemand.
Qui voudra se faire une idée du dandysme rustique de Thoret, si éloigné de l’impeccable uniformité d’avant guerre, se reportera à la photo de Georges Glasberg (n°35) dans Provence insolite. Difficile de savoir ce qui a métamorphosé un émérite pilote en ermite « rugueux et barbu, chapeauté comme un vieux berger ». Des problèmes de santé que Lionel Pastre rattache aux séquelles d’un bain glacé lors d’un sauvetage effectué par Thoret ?
Sa mise à la retraite par Vichy ? Ou plutôt l’évolution de sa nature qui le poussait à une franchise sans concessions. Voire à une rudesse verbale n’épargnant pas ses proches qui pourtant le soutinrent toujours. C’est plus probable. Dans Le Versant du soleil (1981) Frison-Roche, à propos de la carrière militaire de cet individualiste note : « Thoret faisait figure de phénomène par son caractère entier et son manque de discipline, étonnant pour un officier de carrière. Ils lui valurent bien des ennuis avec ses supérieurs ».
Il faut lire chez Pastre, les propos incisifs de ce phénomène sur ses contemporains du monde de l’aviation. Rien de plus réjouissant : « admirable grand niais / le plus con des généraux / beau gosse / emmerdeuse nancéenne / brute seigneuriale / gueule de larbin » etc. Mermoz en prend comme il se doit pour son grade : « con bellâtre, con fasciste (…) ». Rien de plus sensible aussi avec les copains, les bons types et Santos Dumont, l’un des dieux de cet athée.
Joseph Thoret qui était aussi un enragé épistolier mérite d’être lu autant que vu.