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« Mon concierge possédait un tableau à musique. Lorsque la petite horloge, incrustée dans le clocher que vous imaginez, marquait midi, un ingénieux carillon, dissimulé derrière la toile, jouait : Ah ! vous dirais-je maman… C’était très drôle. Tous les visiteurs ne manquaient jamais de s’émerveiller.
Or, il y a un mois, mon concierge fut, lui aussi, piqué de la tarentule du modernisme artistique. Il fit repeindre son tableau par un élève de M. Signac. Il fit changer le mécanisme du carillon. Aujourd’hui le clocher s’érige dans une pluie de petits pains à cacheter multicolores, et quand l’horloge marque midi, le nouveau carillon joue La Chevauchée des Walkyries. »
Le propre de la France s’affirme de jour en jour. En ce début 2018, une frénésie de nettoyage s’est emparée de nos collectivités locales. Après Treboul, c’est La Pointe Courte, ce quartier de Sète d’où partit la Nouvelle Vague, qui fait l’objet d’un relookage extrême.
Le pittoresque là-bas étant en péril, il a été procédé –selon l’expression préfectorale– au démantèlement de dépôts sauvages sur la voie publique.
Par « dépôts sauvages » s’entend l’installation très personnelle qu’un ancien pêcheur du lieu avait gentiment laissé déborder de son cabanon défendu par de subversives inscriptions du genre : « Interdit aux chiants ».
Il faut dire que l’installation en question accumulait jouets en plastique, fleurs artificielles et fresques poissonnières incitatives au vagabondage de libres matous.
Intolérable, on le comprend !
La chose, dans un passé récent, serait peut-être passée inaperçue mais la frénésie de médiatisation qui a gagné notre monde aboutit à fragiliser de tels environnements artistiques alors même que leurs visiteurs cherchent à les célèbrer.
Que voulez-vous, c’est humain : le numérique permettant à chacun d’être photographe, propulser son narcissisme à peu de frais sur les réseaux sociaux est tentant. Voilà comment des créations spontanées du style de celle de la Pointe Courte se retrouvent ensuite dans des guides où elles dégénèrent en attractions touristiques.
Ceci pour dire qu’il ne faut pas se hâter de taxer les pouvoirs publics d’iconoclastie singulière. Leurs précautions frileuses et notre admiration brouillonne sont en fait les deux phases d’un même processus de destruction. Celui-ci s’accélère d’autant plus que les recherches systématiques s’épanouissent en inventaires obsessionnels. Au détriment des créateurs eux-mêmes comme l’affaire de Tréboul l’a démontré.
Un million de dollars pour une citrouille, des miettes pour une cathédrale. Faut-il en rire ou en pleurer ? On se le demande. Même si la citrouille était fausse. Même si la cathédrale était un modèle réduit de celle de Chartres. L’iconoclastie est au cœur de notre monde comme l’obsolescence programmée peut l’être au cœur du marché. Deux événements récents nous le rappellent.
La destruction délictieuse d’une œuvre de Raymond Isidore au sein de sa maison Picassiette devenue monument historique.
L’endommagement accidentel de l’installation cucurbitacière de Yayoi Kusama au musée d’Hirshorn à Washington.
Tragédie dans le premier cas puisque la cathédrale miniature constituait le noyau central de la création mosaïquée d’Isidore, le foyer incandescent de sa ferveur bâtisseuse.
Farce dans le second puisque l’artiste japonaise ne tardera pas à remplacer cette kitchounette citrouille en céramique, récoltant au passage tout le profit médiatique possible de cette péripétie.
Car la différence s’arrête là. A Raymond Isidore, la stupide volonté de nuire d’un saccageur du dimanche soir. A Yayoi Kusama, l’étourderie d’un visiteur qui voulait prendre un selfie. Acte malfaisant et délibéré dans le premier cas. Acte manqué, plus ou moins induit, dans le second. Plus ou moins induit parce que le mode de visite de l’installation de Yayoi Kusama (30 secondes, porte fermée, seul ou par groupes de 4) supposait bien évidemment le risque.
La mésaventure du visiteur maladroit de Washington illustre à sa façon la connivence paradoxale de nos sociétés -pourtant patrimoniales en diable- avec le vandalisme. La pratique de l’incitation douce à la déprédation s’est installée dans les milieux professionnels de l’art au point de faire partie de l’œuvre elle-même en contribuant à son retentissement.
Exposez par exemple une réplique en lego d’un personnage de Zootopie à taille humaine et il se trouvera toujours un garnement pour franchir le cordon de sécurité et mettre par terre cet artefact de l’artiste chinois Zhao.Tentation trop forte qui ne fera l’objet d’aucune réprimande.
Comme dans l’affaire de Washington, les institutions exposantes et les artistes se sentent assez payés d’avoir attiré (ou élargi) l’attention sur des travaux qui n’en méritaient peut-être pas tant.
C’est en tenant compte de ce contexte qu’il faut mesurer les menaces qui pèsent sur les œuvres des constructeurs de rêves individuels tels que Raymond Isidore. L’ignorance à leur sujet a reculé et avec elle l’hostilité collective aux expressions originales. Mais un vieux fond d’ostracisme demeure repeint aux couleurs ternes d’un égalitarisme à tendance totalitariste. De ce point de vue la montée des prix sur le marché des créations autodidactes fonctionne comme un facteur aggravant d’une certaine jalousie niveleuse (c’est cher donc je détruis) ou socialement narcissique (c’est connu donc j’y porte ma griffe prédatrice).
Pour les amigos réfractaires à certaines de mes analyses au sujet des carottes trop cuites (voir mon post du 30 novembre 2015 Robillard Déco et ses commentaires), je me permets de conseiller la lecture de cette phrase qui prouve que je commence à ne plus être la seule de mon opinion : « Il serait dommage que l’art Brut perde son âme en cédant au quadruple écueil de l’art contemporain : la marchandisation, la personnification, la communication, et l’exhibitionnisme insatiable et obscène ».
C’est Philippe Godin, l’auteur de cette remarque de bon sens. Elle figure en toutes lettres sur son blogue La Diagonale de l’art dans une note du 19 février 2016 intitulée La Confusion des genres.
Dans le collimateur du blogueur philosophe, l’actuelle exposition caribéenne, « tout à fait exemplaire de certaines tentatives de récupération pour donner à l’art brut une proximité factice avec l’art contemporain » d’une galerie parisianouillorkaise.
Galerie que je ne nommerai pas. Par souci de ne rien faire qui puisse nuire à l’économie de la patrie des barbudos après la visite officielle du camarade Raul à l’Élysée au début de ce doux mois de février 2016.
Les occasions de se distraire sont trop rares aujourd’hui pour s’épargner celle ci.
Une aimable troupe de belles de concours s’est initiée à la critique d’art pyramidale au détriment d’Augustin Lesage avec la bénédiction du haut patronage du LaM trois fois artifié.
La création ça creuse : une rapide collation s’ensuivit.
Sans doute y avait-il des carottes au menu.
L’histoire ne dit pas si elles étaient cuites mais on s’en doute