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Une douzaine de photos de Luigi Buffo prises in situ à la fin des années 80.
Ce bonus est dédié à ceux qui auraient besoin d’un encouragement supplémentaire pour tourner leur esprit et leur GPS vers le pôle angélique du musée de Carla-Bayle.
Quand ces clichés ont été réalisés, on baignait encore dans l’argentique et même dans le noir et blanc.
En témoigne l’album dont notre consoeur Animula agrémenta son défunt blogue en 2005.
Lors de son petit reportage Ani ne put tirer le portrait de Luigi Buffo.
Celui-ci, encore vivant mais déjà malade, ne sortait plus de sa maison.
Angélique et Carla. « Vous imaginez la scène ...» comme disent les sujets de rédaction. Deux vacancières en visite dans un château du Moyen-âge ? Pas du tout.
Rien qu’une avant-garde de l’armée interstiCielle en reconnaissance dans le Lauragais et ses chats blancs.
Lauragais d’où l’on glisse dans l’Ariège voisine à la poursuite d’une sirène croisée en Haute-Garonne et retrouvée, endormie dans sa robe de bois, au milieu d’un village perché dont la fontaine rustique jouxte les pompes à incendie comme parapluie et machine à coudre dans un Chant de Maldoror.
Aux aréoles en forme de coeur ornant les seins de la femme-poisson en ciment peint, on aura reconnu le style de René Escaffre dont le parterre de Roumens demeure intact, continuant à témoigner en pleines contorsions de notre siècle d’une société rurale imaginairement paisible parce que défunte.
Quant à la sombre et sobre sirène sculptée dans une branche c’est le petit musée de Carla-Bayle qui veille sur son sommeil immobile.
Les Amoureux d’Angélique c’est son nom.
Si l’on demande pourquoi à son propriétaire, conservateur et gardien, le collectionneur Pierre-Louis Boudra aux pieds chaussés de charentaises, il vous dit qu’Angélique c’est cette figurine en robe rouge au dessus de son bureau de poupée, non loin du présentoir de cartes postales représentant les oeuvres de Luigi Buffo.
Dans un pays où le souvenir du preux Roland et de sa fiancée aux bras blancs reste vivace, le visiteur sera bien inspiré de ne pas en demander davantage.
On pourrait pourtant, remontant à l’Arioste, voir dans cette Angélique, la belle convoitée qui, dans un autre cycle de la légende, rendit fou le neveu de Charlemagne en lui préférant un jeune Sarrasin.
Mais peu importe. Le musée des Boudra s’accommode du mystère. Il s’ouvre à fleur de rue sur la poésie intérieure et primitive, lisse, naturelle et comme éblouie qui émane des sculptures sur bois de Luigi Buffo.
On sait que l’univers de créations édifié par cet ancien maçon autour de sa villa de Lagardelle sur Lèze (près de Toulouse) n’a pas survécu au vingtième siècle.
Mais grâce aux Amoureux son feu central couve toujours sous la cendre de nos regrets.
Et si les vies de Pierre-Louis et de Martine son épouse avaient besoin d’être justifiées, elles le seraient suffisamment sans doute par leur sauvetage de cette partie de l’oeuvre de Lui Buffo qu’ils protègent et montrent avec un plaisir simple et toujours renouvelé.
On a tort de croire que tous les villages de Provence n’ont que des coins rendus croquignolets par le tourisme de masse. Bien sûr il y a beaucoup de marchés paysans où l’on vend la pacotille si joliment fabriquée en Chine. Beaucoup de bars des arènes où l’Europe burn-aoûtée se gargarise au pastis, le ventre à l’aise dans son Marcel Pagnol pour les nuls.
Mais il reste aussi des rues trop perchées pour ne pas être désertées par les tongs et les pantacourts.
Des maisons en ruines aux jardins envahis par les ronces.
Parfois des pompes à essence rouge et des fantômes de clapiers bleus.
Et puis des loups en ciment encore assez féroces.
Et des sirènes les bras chargés de conques qui ressemblent à des jambons comme deux gouttes d’eau.
Au Gugging, à ses chers schizos Léo Navratil dispensait de temps à autres une incitation à la création.
Pour Ernst Herbeck qui se sentait comme un corps étranger dans la société et dont les rares paroles étaient, selon lui, « téléguidées » par une hypnotiseuse, le psychiatre un jour propose (avec un bristol de la taille d’une carte postale) ce thème : La mort.
Ernst alors écrit :
La mort un jour s’est immiscée.
et aux morts a volé la vie.
ainsi la mort comme alors s’est effacée.
et aux morts offrait à nouveau
la vie.
La version originale figure dans les 100 Poèmes / Gedichte, un petit livre rouge publié chez Harpo & en 2002
Der Tod kam einst einhergeschlichen.
und raubte den Toten das Leben.
so ist der Tod wie einst verblichen.
und schenkte den Toten wieder
das Leben.
Pour transposer en français les formes linguistiques originales dont Herbeck usait dans ses écrits, il n’a pas fallu moins de 5 traducteurs : Eric Dortu, Sabine Günther, Pierre Mréjen, Hendrik Sturm, Bénedicte Vilgrain. Cela valait la peine. On le sent bien. Surtout les jours où, comme l’écrit Ernst Herbeck dans un autre poème :
La révolution est finie
le temps est passé,
et le fusil maudit.
pourtant la GUERre va
son train.
« Doch der KRIEg geht weiter » C’est un halluciné lucide dont on entend la voix. Un écrivain qui, selon Navratil, « ne corrigeait pas, ne retravaillait pas ses textes, ne les conservait pas, ne choisissait pas ceux qui seraient publiés ».
Un poète qui, à propos de la poésie, disait : « c’est seulement passager chez l’homme ».
La particularité d’Ernst Herbeck c’est l’écrivain allemand W.G. Sebald qui a su le mieux nous la transmettre : « Au moment de se quitter Ernst Herbeck éleva son chapeau et, debout sur la pointe des pieds, légèrement penché en avant, fit un mouvement circulaire, pour qu’au retour son chapeau regagne sa tête, le tout comme un jeu d’enfant et l’effet d’un art difficile tout à la fois ».
Disparus ou ... mystérieux. Autant dire interstiCiels. Avec ces points de suspension surtout. Brèche où le lézard du sens s’insinue.
Comment ne pas être interpellé par une collection littéraire qui porte un tel titre ? Même si elle date des années trente du siècle dernier. Même si elle compte peu de titres.
Marcel Seheur, son éditeur, aimait les graveurs sur bois. Jean-Paul Dubray, le directeur de la collection était graveur. Jean Lébédeff, l’illustrateur de la couverture du Hugues Rebell intime, fut un des plus actifs artistes du livre de l’entre-deux guerres.
Rebell est un personnage dont on ne sait jamais qui le connait. Mieux vaut à son propos renvoyer aux sources qui ne manquent pas. Car, quand on se risque à vouloir présenter cet écrivain d’un paganisme nietzschéen porté à l’érotisme, on ignore si on ne va pas enfoncer une porte ouverte aux yeux des happy fews férus de fin de siècle.
Marius Boisson servit de nègre à Hugues Rebell à la fin de sa vie. L’auteur de La Nichina ou des Nuits chaudes du Cap français, avait recours (selon les bonnes recettes de la littérature populaire) à ce genre de collaborateurs occasionnels. Le Rebell de Boisson n’est pas l’esthète décadent et voyageur qu’il fut dans sa jeunesse.
Cet excentrique nantais qui se vêtait d’une soutane de cardinal pour écrire des romans d’une polissonnerie teinté de perversion 1900 nous apparaît plutôt comme un martyr de l’écriture alimentaire, empêtré dans ses combines avec les éditeurs. Harcelé par les créanciers, les maîtres chanteurs et la maladie. Acharné à sauver sa bibliothèque de livres précieux du désastre final.
Mais là n’est pas notre propos. L’ouvrage de Marius Boisson reproduit (en noir hélas) 3 aquarelles d’Hugues Rebell dont une d’une pornographie confuse et tumultueuse où se décèle une influence symboliste derrière la désinvolture de l‘exécution assumée sans souci d’enrobage.
Pour la petite histoire, il faut se rappeler que Rebell faillit épouser la fille du graveur Félicien Rops. Extrait d’un manuscrit de flagellation – sujet sur lequel Rebell se pencha sous pseudonyme dans un livre de 1905 (Le Fouet à Londres) – cette image rustaude et explicite a figuré chez Christie’s dans une vente en 2014.
Bibliothèque municipale. Pas d’expo cette année malgré les vacances. Sucrée pour « raisons budgétaires ». Collectivités locales ponctionnées par l’Etat (tout pour le foot). A l’heure de la sieste on éteint les barres de leds. L’été, sans la clim, ça tient trop chaud. Petit fauteuil crapaud où s’effondrer pour lire la presse dans le blackout. Figaro ci, Inrocks là. Brexit, attentats, Tour de France, 49-3. Les Particules élémentaires oubliées sur la table. Faut-il être désœuvrée pour arriver à la page 39 !
Au milieu d’un pavé plutôt rasoir sur la vie du père de Bruno, l’un des ectoplasmiques protagonistes de ce déjà vieux roman de notre coqueluche littéraire du début du XXIe siècle, un passage qui porterait presque à se faire un film en attendant l’happy hour : « (…) il parlait réellement de moins en moins. Il construisait des petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces, des crustacés; puis il les photographiait sous une lumière rasante »
Allez savoir ce qui, dans la boîte d’un bouquiniste ou sur les rayons d’une bibliothèque de hasard, nous fait choisir tel livre de poche plutôt qu’un autre ? Sans se soucier que l’écrivain ainsi élu soit déjà dans ce purgatoire où le mouvement versatile des temps et des choses pousse les talents.
Hervé Guibert, par exemple, dont un petit roman dédié en 1985 « à l’ami mort » (Michel Foucault) m’est tombé entre les mains sans que je sache quel profit interstiCiel j’allais en tirer.
Ce n’est pas la couverture réalisée d’après un académique tableau d’Evariste Vital Luminais, revu et corrigé par je ne sais quel Ben ou Fromanger, qui fut la cause de cette rencontre.
Plutôt le titre laconique (Des aveugles) s’associa-t-il trop bien dans mon esprit à cet « air sérieux, halluciné, presque somnambulique » (Edmund White) qui flotte encore dans le regard de Guibert maintenant qu’il est dissocié de cette image angélique et satanique de bogosse qui lui collait au visage.
« A l’origine de cette fiction - précise l’avant-propos du livre – il y a l’expérience menée par Hervé Guibert à l’Institut National des Jeunes Aveugles, où il fit d’abord un reportage puis devint lecteur bénévole. Au sein d’une institution que l’on dirait sortie de Surveiller et punir, Guibert imagine comment les enfants aveugles s’évadent de ces hauts murs par la violence de leurs fantasmes et l’exacerbation de leurs sensations » (Frédéric Gaussen).
Et cela nous mène, dans un bac à sable où Josette et Robert, les deux principaux héros de cette chronique de la cécité, expérimentent de nouvelles pratiques de communication où l’art et l’érotisme se mêlent si intimement qu’elles relèguent loin derrière elles bien des dérisoires tentatives avant-gardistes de notre contemporanéité : « chacun, l’un après l’autre, croyait dessiner quelque chose de son corps, le faire toucher à l’autre dans le sable, comme si cette première caresse loin du corps donnait ensuite le droit d’y avoir accès, sous le vêtement ou à travers. Des motifs simples furent dessinés. Puis au cours des ans, l’exploration mutuelle prenant des formes différentes, des orgies abstraites comme des géométries apparurent et disparurent dans le sable ».
Ils s’appellent Abba Kabir, Mohamed Bessallah, Ab-del-Kader. Personne à leur sujet ne se pose la question : que sont-ils devenus ? Ils avaient entre 7 et 14 ans dans les années vingt du vingtième siècle. Au moment où leurs dessins furent recueillis par Denise Moran qui les publia dans Tchad, un livre ethno-biographique paru chez Gallimard en 1934. Et bien oublié depuis.
La plupart y sont désignés par un simple prénom : Zacharia, Doungouss, Yalinga, Hadoum, Hamidé, Bourma. Quelques adultes aussi parmi eux. Choisis parce que débutants : Mohamed Damba (20 ans), Malloum Mohamed (30 ans), Mohamed Faki (20 ans) qui « n’avait jamais dessiné ».
Où êtes-vous, artistes sans le savoir, créateurs sans peine, innocents magiciens de la forme ? N’était votre absence de notoriété, le bon grain de vos noms ne mériterait-il pas de s’intégrer dans un chapelet où Vassily Kandinski, Paul Klee, Gaston Chaissac, Jean Dubuffet se comptent déjà ?
Perles sauvages, perles cultivées en liberté. Les premières se distinguant par leur rareté. Les secondes par leur superbe indifférence au calibrage de la pensée.
Il est significatif que cette suite de 24 dessins à l’état natif ait été insérée dans un livre qui contient des vérités sans détour.« Coloniser est insoluble et criminel » (page 233) ne craint pas d’affirmer Denise Moran qui accompagna Edmond Savineau, son époux, en Afrique où il était administrateur.
Fondatrice de plusieurs écoles, sa connaissance du terrain ne se borne pas à des rapports scientifiques. Elle témoigne avec une lucidité indépendante du quotidien révélateur des rapports sociaux et mentaux entre Noirs et Blancs.
De l’incompétence, de la bêtise, de l’alcoolisme et de la brutalité des colons surtout. Mais aussi des moyens plus ou moins bons (quoique puisés dans leur langage, leur religion ou leur culture) que les Africains se voient contraints de leur opposer.
C’est par le constat de ce quiproquo tragique, de cet écart constitutif, que le livre de Denise Moran mérite dans nos bibliothèques de trouver sa place près de L’Afrique fantôme de Michel Leiris.
C’est aussi pour cela qu’il mériterait d’être réédité.
Il aurait pu faire simple mais il n’a pas choisi la pêche tranquille en eau dormante. Taquiner le goujon, très peu pour lui. Les maquettes, quelle barbe ! Les modèles réduits, non merci. Il lui faut une drogue plus forte que la colle. La retraite ? Hors de question de se la couler douce, il est un scientifique désormais. D’ailleurs, sa mère lui est apparue en rêve et l’a vivement encouragé à aller au bout, avec l’aide du Seigneur. Si Dieu lui-même y consent, il faut obtempérer.
Salaisonnier de métier, Joseph Giraudo a consacré des heures à tempérer le sel avec l’épice dans ses cochonnailles.
Il avait son affaire à Gennevilliers. Ses produits étaient reconnaissables entre mille avec leurs emballages aux couleurs de son pays natal, l’Italie.
Certains jours, il s’est cru un peu sorcier dans son laboratoire mais sa foi l’a toujours rattrapé jusque dans le chapelet de ses saucisses.
Le droit chemin du bon Dieu ne l’a jamais mis dans l’ornière. La Vie des saints est son seul viatique. Il a été jusqu’à proscrire à ses filles la lecture des romans. Pourtant, c’est un livre qui a tout déclenché. La providence est apparue en 1962, sous la forme d’un gros Larousse d’Astronomie.
Il a suffi de ce seul ouvrage pour le convertir aux calculs de vitesse lumière. Les résultats des spécialistes sont approximatifs. Sans cesse, il se heurte au mot « environ », à l’expression « à peu près », lesquels le rebutent tellement qu’il va s’employer à faire ses mathématiques.
Car quoi ! dans les calculs officiels d’une année en vitesse lumière il manque au moins six heures. Ils nous ont arrondi tout cela à la louche, ces messieurs les astronomes ! Des secondes qu’on nous vole, montres et horloges remontées contre nous. Mais lui, Joseph Giraudo, il va s’employer à tout recalculer. Il assemble des chutes de papier bon marché avec du ruban adhésif et fabrique ses rouleaux de calcul.
Il écrit tout à la main, ligne par ligne. Les choses se déroulent bien ainsi durant 27 ans ! Il remplit des dizaines de rouleaux qui, dépliés, atteignent près de vingt-cinq mètres.
Il laisse quantité de notes, entre découragements et lubies, griffonnées parfois au verso d’emballages de saucisson. Il fait la pige au temps avec des feuillets d’éphéméride froissés, des pages d’agenda arrachées révélant des phrases énigmatiques.
Il intègre un club d’astronomie et publie sa théorie dans le bulletin de l’année 1989. Trop confidentiel. Il est temps pour lui d’alerter le milieu scientifique de ses avancées.
Dans ses courriers il expose avec une grande modestie sa méthode de calcul innovante fondée sur un système d’horloges bien différentes des horloges ordinaires.
Silence abyssal. Un professeur du collège de France daigne enfin lui répondre. Les raisonnements sont justes mais les bases sont fausses. En dépit de ces avertissements, il s’obstine. Ces heures qui nous sont dérobées chaque année sont peut-être les meilleures. Pas moyen d’avoir raison. Quand il l’accepte enfin, il se laisse partir. Il fait gigoter l’espace-temps avec un hula-hoop.
Il lève une armée de chiffres astronomiques pour terrasser le décimal. Il compose la symphonie des rouleaux à l’égal de la musique des sphères. Il étourdit son bégaiement dans des calculs sans couac. Mathématique, fluidité sans faille. Jamais trahi par ce langage. Il a mis son grain de sel dans la poussière d’étoile.
Le Brunius du Sandre est arrivé. Jacques-Bernard Brunius c’est ce grand type en maillot rayé et moustaches en guidon de vélo qui canote dans La Partie de campagne de Jean Renoir. Il a laissé de lui cette image de faune qui danse autour de l’émoustillée madame Dufour interprétée par Jane Markel.
Aérien, classieux et drôle à la fois. Échalas léger. Grande tige flexible. Roseau spirituel. Tout pour s’illustrer dans le registre du fugace. De ces seconds rôles qui participent si bien de l’ambiance des films qu’on finit par en oublier le nom des acteurs qui les incarnent.
Brunius. Brunius dont la carrière sur les écrans a éclipsé les autres talents de : réalisateur, poète, critique d’art et de littérature, essayiste, traducteur. D’homme de radio et de collagiste aussi. Toutes activités rondement menées, à cheval sur la France et l’Angleterre où il resta après la guerre qui le vit prendre -lui si peu gaulliste- une part active dans les émissions anti-nazis de la BBC.
Activités variées où il sut préserver ce « côté improvisé, amateur, dilettante » que Renoir admirait dans son jeu. « Touche-à-tout de génie » selon André Breton dont Brunius qui se situait dans l’orbite gravitationnelle du surréalisme était le correspondant fidèle.
"Ma main". Dessin de Brunius (1949)
Mais il faudrait ôter de cette expression ce qu’elle conserve de péjoratif. Toucher à tout, dans le cas de Brunius, c’était non seulement donner libre cours à une curiosité insatiable, c’était aussi s’inscrire dans une position par nature risquée (pour ne pas dire interstiCielle). Celle où les autres restent désorientés de ne savoir vous cibler.
Cet éclectisme assumé, en accord avec ce dandysme britannique dont Brunius cultivait le genre vestimentaire, trouve son emblème dans le titre Violons d’Ingres qu’il donna en 1939 à son documentaire pionnier sur le Facteur Cheval et d’autres créateurs spontanés comme Auguste Corsin d’Etampes ou Angelina Opportune Leverve de Semur-en-Auxois. Il eut cependant l’inconvénient de flouter l’image de cette figure du cinéma dont l’œuvre restait méconnue du fait de sa dispersion dans les revues, les journaux, où Brunius publiait.
Aussi faut-il tirer son béret français aux Éditions du Sandre qui prennent l’initiative de faire remonter à la surface, grâce au travail de Grégory Cingal et Lucien Logette, un choix riche et significatif de textes bruniusiens oubliés. L’ouvrage de 542 pages ressemble à un petit coussin dodu.
Mais il ne faut pas s’affoler. D’abord parce qu’il contient un index, une table et une présentation très commode. Ensuite parce que l’ordre chronologique suivi facilite le repérage. Les maniaques s’agaceront du temps qu’il faudrait prendre pour en faire une consommation systématique. Mais les adeptes d’une lecture diagonale adaptée à la démarche primesautière de Brunius y trouveront leur chemin. En privilégiant par exemple les témoignages, les lettres à sa fille (aussi émouvantes que celles de Breton à Aube), les déclarations ou les réponses à des enquêtes… Et en se laissant distraire par tout relief que leur œil rencontrera.
A peine la fine équipe interstiCielle venait-elle de poster la note précédente que le petit livre rose qui accompagne l’exposition de Goujounac nous arrivait, brandi par la factrice qui se la jouait Liberté éclairant le monde.
52 pages. Presque un carré. Hermès pourrait s’en inspirer. Mouly en foulard, j’en connais qui seraient preneuses ! Légère avec ça cette publication ! Y’avait de quoi en faire des tonnes, la maquette de KSO (Kathrine Storm-Olsen) fait tout passer avec sourire, aisance et goût de revenez-y adaptés au sujet. Et pourtant la matière est là. Beaucoup d’écrits mais jamais présentés de manière bourrative.
Ce Goujounart’s book peut bien se donner les gants de présenter (à côté de nouveautés) un véritable échantillonnage de témoignages qui défilèrent entre 1992 et 2000 dans diverses revues, ça se parcourt d’un œil curieux et survoleur. Celui-ci est servi par le rythme vitaminé de la mise en page, les jeux typo-chromatiques de la titraille, la dissémination ludique des images où alternent couleurs et noir et blanc, cadrages et détourages, vignettes et hors-texte.
Et quand le contenu se fait répétitif (c’est l’inconvénient dans ce genre d’entreprise rédactionnelle collective), la forme emporte tout. Dans l’ensemble, c’est fun. Jamais mortel. En tout cas à bonne distance de cette érudition rasoir, de ce parisianisme bobo pour manitou de l’art populo-brut (façon cosmétique anarcho-surr) auxquels les créateurs provinciaux du genre de Gaston Mouly peuvent être exposés.
Autour de Gaston Mouly-le livre a bénéficié du soutien de la famille du sculpteur. Ginette Costes, cheville ouvrière de l’asso organisatrice de l’expo, est aussi en tête du comité de rédac. Le pool de plumes qui a pondu les textes est trop fourni pour que j’en cite les membres. Je risquerais d’en oublier un.
Je préfère attirer l’attention sur Philippe Soubils, le photographe dont trois beaux clichés anciens pris dans l’atelier de Gaston Mouly méritent carrément le détour par cet ouvrage à vocation de collector.
Pour être prophète en son pays il n’est jamais trop tard. C’est ce qui arrive à Gaston Mouly (1922-1997) dont Goujounac, son village natal, s’apprête à célébrer l’œuvre et la mémoire. Nombreux sont ceux ici, à Bordeaux ou à Paris, qui se souviennent de cette personnalité d’exception, sculpteur et dessinateur sans avoir appris. Mais le temps a passé depuis la disparition brutale de Mouly. Il est bon que ses concitoyens s’instituent les passeurs de son message artistique pour les jeunes générations.
Autodidacte dans son cas ne signifiait pas sans savoirs ou dépourvu de techniques. Gaston possédait les bases solides d’un entrepreneur de maçonnerie habile qui parcourait le pays, fier de montrer à ses amis les bâtiments qu’il avait construit. Simplement quand il décida en fin de carrière de laisser libre cours à un désir d’art qui l’habitait depuis sa jeunesse, il transposa son métier et ses méthodes dans les médaillons (plus tard les sujets en ronde-bosse) modelés et patinés grâce à sa science du ciment et des pigments.
Un peu plus tard, donnant essor à des qualités inhérentes à ses croquis préparatoires, il fut amené à multiplier les dessins sinueux, si lisses et si étranges, qui sont la marque de son talent.
Le carton d’invitation au vernissage (4 juin 2016 à 17h) de l’exposition Autour de Gaston Mouly reproduit un détail de l’un d’eux. Il illustre les antipodes entre lesquelles il tendait.
On peut y lire une petite scène champêtre et festive servie par des couleurs gaies. On peut s’y alarmer aussi de ces crêtes pointues comme des dards en couvre-chefs de personnages plastiquement désarticulés. Mouly quant à lui passa les quinze dernières années de sa vie (les plus créatives) dans un funambulisme entre deux univers sociaux.
Celui de sa région du Lot où, connu de tous, il était comme un poisson dans l’eau et celui des grandes villes où il cherchait à se faire connaître. Amoureux de la vitesse et des automobiles, la route finit par l’emporter. Mais il eut tout loisir de se mêler à ce qu’il s’imaginait être une vie d’artiste, goûtant avec gourmandise aux rites des galeries, des amateurs d’art et des intellectuels épris de marginalité. Sans s’inquiéter d’en rester au stade étroit de ce qu’on nommait à la fin du XXe siècle, la singularité.
Décalé, interstiCiel mais maître de son cap. Imperméable aux critiques. Il aimait donner les noix de ses arbres qui noircissaient ses doigts, le soleil de son Quercy en bouteilles de Cahorsmais était peu soucieux de recevoir : un dessin de Chomo le laissa indifférent. Centré comme il était sur lui-même, sa capacité à résister à l’intimidation était admirable. Peut-être devait-il ça aux professionnels de l’art qu’il avait fréquenté. Une photo des années 80, extraite de la revue Gazogène dont Jean-François Maurice (auquel il est associé pour l’occasion) était l’animateur, est significative à cet égard. On y voit Mouly donner la main à Michel Zachariou pour l’installation d’une œuvre de plusieurs tonnes.
Selon M.Z., c’est ce jour là que Gaston Mouly improvisa la première exposition de ses œuvres personnelles. Sans complexe. En compagnon qui ne craint pas de s’afficher avec ses pairs. C’est que Mouly, dans ses activités de maçon, avait eu la chance de fréquenter Roger Bissière. Et que Bissière avait tout pour ne pas gâcher une vocation.
Rien de tel que la distraction pour croiser l’interstiCiel. L’œil rivé à La Lorgnette de la Villa Browna, le substanCiel blogue de deux libraires des beaux quartiers situés derrière le musée du Quai Branly, je suis tombé sur un baston mettant aux prises deux ethnologues. Bon, ça ne date pas d’hier. La chose eut lieu en 1875. C’est une longue note de Valentine Del Moral sur un « bibliophile maudit », amateur de « kimonos jolis », qui nous relate ce fait-divers.
D’ordinaire je crains un peu ce genre de glose érudite mais la chose était rédigée avec assez de désinvolture pour que je laisse traîner mon regard blasé sur les aventures du japonologue Léon de Rosny (1837-1914).
Bien m’en a pris puisqu’au détour du valentinique propos se profila soudain la silhouette singulière d’un drôle de paroissien que j’eus tout de suite envie de tutoyer de plus près : Émile Petitot (1838-1916), missionnaire dissipé, vrai savant et éminent linguiste es langues amérindiennes. Une turbulente soutane, un indiscipliné comme on dit au Québec, « un remarquable oublié » selon Radio Canada.
Lui qui ne cherchait pas à convertir avait été baptisé Fils du soleil par les Inuits qui visaient peut-être par là ses éblouissantes tendances hallucinatoires.
VDM relate le savoureux mic mac parano dont il embarrassa Rosny à propos d’un manuscrit iroquois qu’il soupçonnait d’être un faux. Petitot dont on possède de beaux portraits en costume de peaux de bêtes s’était déjà signalé par d’autres excentricités.
Courir nu dans la neige, nouer des relations intimes avec un jeune domestique, tomber amoureux d’une femme métisse par exemple. Excommunié temporairement de l'autre côté de l'océan il n'en fut pas moins curé, 30 ans durant, dans la banlieue de Paris après que son autorité de tutelle l’ait fait interner puis rapatrier en France. Le fait est qu’il voulut attenter à la vie de son supérieur, lequel n’appréciait sans doute pas qu’il fût plus intéressé par les coutumes des Indiens que par la propagation de la religion des Européens.
Ses enquêtes scientifiques chez les autochtones de la région septentrionale du Canada sont pourtant incontournables.
Explorateur, il dessina et cartographia, préférant la compagnie des chiens de traîneaux à celle de ses collègues traditionalistes.
Collectionneur d’objets inuits, il fit preuve aussi de tempérament artistique comme en témoigne la décoration de l’église Notre-dame de Bonne-Espérance à Fort Hope qu’il réalisa lors de son séjour entre 1864 et 1878.
Il est l’auteur d’un dictionnaire de la langue des Dénés, un peuple qui croyait que le feu parle.
A la brocante j’ai hésité à l’acheter. La couverture était si déprimante. Une odeur de misère collée au cliché sans concession de Corinne Simon.
Mais Les Naufragés est un livre estampillé Terre Humaine. Un titre de cette Collection dirigée par Jean Malaurie ça ne se refuse pas. Ni Soleil hopi, ni Rois de Thulé cependant. La rage, la nausée, la lourde obscénité, le puits d’angoisse. Tout le monde déteste car tout le monde est interpellé. La puanteur humaine qui monte par bouffées chaudes. Parfum de métro, de chiotte, de dortoir.
La réalité émane de ces pages de PatrickDeclerck. Lecture par petits bouts. Non seulement parce que le témoignage de cet ethnologue-psychanalyste sur son expérience de consultant au Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre est éprouvante mais parce qu’on se reprocherait presque d’être captivé par ce texte bien écrit.
Puis, au milieu de ce journal de terrain avec les clochards deParis, cette perle baroque : un chapitre qui relate la trajectoire d’un certain Marc P., victime d’un grave accident de vélomoteur à 19 ans, témoin de l’assassinat de son père par sa mère dans son enfance. Alcoolique, bagarreur, accro au couteau, aux calibres.
Auteur d’une production littéraire et artistique aussi. « (…) Ce qu’il écrit, il le jette. Ce qu’il peint il le brûle ». Patrick Declerck a vu deux de ses tableaux : « (…) cris muets de cadavres dans la nuit, ils n’étaient que psychose et désastre ».
Subsistent en revanche 4 manuscrits sauvés par une infirmière et dont Declerck publie 7 importants extraits.
Dans le dernier de ceux-ci, les mots, « confinent par instants à l’étrange beauté des derniers textes de Beckett ». Comment ne pas être ému d’y lire ceci : « Le noir, toujours le noir à perte de vue, subitement j’entendis au fond de moi-même un long et pénible sifflement continu. (…)Puis d’un coup, avec étonnement, je ressentis de même une espèce de pression(…)comme atmosphérique(…), une certaine unité de pression étouffante et bienfaisante(…). Et je ne sais d’où provient cette métastase, en mon interstice qui, lui, se situerait dans mon hémisphère cérébral(…). C’est comme cela que je l’ai appelé interstice car cela veut dire réellement petit espace vide, oui vide entre les parties d’un tout, et ce tout en question est le mien. »
J’ai beau avoir conservé ma petite âme de moutarde piquante c’est rare que me remue la disparition d’un baladin de notre monde occidental. Mais là, pardon, il y a de quoi ! De quoi s’associer au deuil collectif où les fans de la purple superstar se sont plongés unanimement.
Ne serait-ce que pour saluer la bonne idée née un jour de 1993 dans l’esprit survolté de cet autodidacte boulimique de création qui, à l’état civil, portait le nom de Prince Rogers Nelson. Alias Prince for ever.
Sauf à la fin des nineties justement. Années pendant lesquelles, le showman engagé dans une partie de bras de fer avec sa maison de disques qui bridait selon lui sa liberté et sa fécondité artistiques, renonça à son nom. Au profit d’un pictogramme imprononçable qu’on traduisit faute de mieux par Love Symbol.
Souhaitons que Prince reste dans les mémoires. Non seulement pour sa musique. Mais aussi pour cette rébellion interstiCielle qui le conduisit à tenter d’imposer sa vision personnelle à l’industrie musicale.
A la réflexion cette attitude avant-gardiste mériterait d’être généralisée. A ce que le business international épingle sous la vague rubrique d’art brut notamment. Imaginez des foires d’art sans nom par exemple. Voilà qui serait du dernier chic !
Des espaces white cubes où, sur la porte vitrée, l’exposition serait annoncée par un hiéroglyphe ! Des ventes publiques of « The Artist Formely Known As » Chomo. Ou TAFKA Darger, TAFKA Wölfli, TAFKA Quivousvoulez. On peut rêver.